Depuis plusieurs années, collectifs, citoyen.ne.s, alertent sur l’aggravation de l’emprise mafieuse en France. La récente visite en Corse du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, illustre une nouvelle fois le déni institutionnel de l’Etat face à ce fléau sociétal, véritable danger démocratique.
Dans l’article du Monde du 9 juillet 2022, nous citons M. Darmanin : « Nous ne pouvons pas risquer de laisser la Corse aux mains d’une certaine mafia ». Le 22 juillet, le même, déclare à l’issue d’une réunion au commissariat de Bastia : « moi, je parle français, et en français, mafia, ça veut dire criminalité organisée ».
Ce déni flagrant, mêlé d’incohérence et de rétropédalages permanents, n’est pas à la hauteur des enjeux auxquels doit faire face ce pays. Le courage politique commence par savoir nommer le réel, prononcer les mots justes sans de vains rectificatifs qui sont autant d’ajournements. Nous n’avons plus de temps à perdre : des vies, une société toute entière sont menacées.
Oui, M. Darmanin, il existe bien une mafia en France. Vous jouez avec les mots pendant que les morts tombent.
Les magistrat.e.s de la JIRS de Marseille, inentendu.e.s par la Chancellerie, désignent cette présence mafieuse comme « l’interpénétration du banditisme, de l’économie et de la politique ». Dès 1998, le rapport du sénateur Jean Glavany faisait état d’un système pré-mafieux ou d’une dérive mafieuse en Corse. Une dizaine d’années plus tard, face à une série exponentielle d’assassinats, visant à la fois des membres du banditisme et des notables, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault et le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, déploreront publiquement l’existence d’une véritable « mafia ».
Que s’est-il passé depuis cette prise de parole ? Qu’est-il advenu depuis que les mots justes ont été posés sur les faits ? Réponse : 10 ans de néant, l’abandon d’une société toute entière.
Que le gouvernement Borne commence donc déjà par assumer les paroles de ses prédécesseurs en évitant toute perte de temps dans des batailles sémantiques dépassées. Une bibliographie exhaustive et récente depuis plusieurs années – via le recueil de confidences d’acteurs directs, documents judiciaires, enquêtes et témoignage d’un repenti – dresse le portrait indéniable de forces de prédations s’exerçant sur des territoires précis et rejoint l’appel de la JIRS de Marseille à créer d’urgence un pôle antimafia en France.
Du travail journalistique de Pierre Péan, au travail de terrain des collectifs, en passant par des articles d’investigation dans la presse, nous pouvons retracer la présence d’une activité mafieuse en France.
Depuis les années 30 et l’installation d’un banditisme corso-marseillais ; son élévation dans les années 60 avec le développement du trafic de drogue international orchestré par la French Connection, aux années 80 avec la montée d’équipes de braqueurs chevronnés réinvestissant leur butin à l’étranger, en Amérique du Sud, comme en Afrique ; le début des années 2000 avec son lot de notabilisations, réinvestissant des profits occultes dans l’économie légale avec des montages financiers de plus en plus complexes via des paradis fiscaux ; jusqu’à nos jours, où le trafic de cocaïne et de cannabis est le carburant de règlements de comptes de plus en plus violents, traumatisant la population.
Ces organisations ne font pas dans la charité, mais dans la recherche du profit immédiat et maximal. Elles savent tirer parti des crises, s’adaptant rapidement au contexte économique et social en tension. La prédation environnementale – notamment dans le cadre de la crise énergétique actuelle – est également l’un des aspects majeurs de cette criminalité, accaparant des ressources ou souillant la terre avec des déchets dangereux.
Dresser la cartographie d’une mafia en France, c’est illustrer les défaillances de l’Etat, son abandon de pans entiers de territoires, ses cécités sociales, son déni face aux porosités politiques, jusqu’à l’infiltration mafieuse du monde judiciaire (juges ou jurés compromis, avocats dévoyés).
Ainsi, dans un coin de France insoupçonnable, une affaire politico-mafieuse a récemment secoué la mairie de Canteleu (Normandie). La maire et l’un de ses adjoints sont mis en examen pour leur rôle présumé dans la protection et l’aide apportées à un important trafic de stupéfiants.
A Marseille cette fois, l’affaire Guerini n’est pas qu’un épiphénomène anodin : « C’est bien grâce aux interventions répétées de Jean-Noël Guérini qu’un véritable système mafieux a été mis en place par Alexandre Guérini au profit du clan Barresi » (Alexandre Guérini, à la tête d’entreprises de traitement de déchets est le frère de Jean-Noël Guérini, sénateur et ancien président du Conseil Général des Bouches du Rhône). En mars 2022, la cour d’appel d’Aix en Provence a condamné Jean-Noël Guérini a 3 ans de prison, 18 mois de sursis, 5 ans d’inégibilité pour le trucage de marchés publics.
Le journaliste du Monde, Jacques Follorou, démontre dans son dernier livre (Mafia Corse, Fayard) l’omniprésence d’éléments mafieux en contact avec les plus hauts représentants de l’île, à l’image de Paul Giaccobi, ancien président du conseil exécutif de Corse, dont l’adjoint et ami, Dominique Viola était un proche de plusieurs membres de la Brise de Mer, tels Daniel Vittini ou Maurice Costa, tous deux assassinés. Cet homme discret avait pour habitude de ne laisser aucune trace écrite de son travail. Ces précautions lui permettant d’éviter toute implication directe dans le dossier des gîtes ruraux qui a fait chanceler le milieu politique insulaire, qui aujourd‘hui encore se montre incapable de se prémunir comme de se désengager de pressions mafieuses.
En 2020, un avocat de renom, ancien bâtonnier du barreau d’Aix en Provence, a été mis en examen pour violation du secret professionnel et révélation d’information sur une enquête relevant de la criminalité organisée. Il est soupçonné d’avoir renseigné, par téléphone crypté, des voyous marseillais de l’orientation de certaines enquêtes.
Fait indéniable, la violence mafieuse a repris dans un sentiment d’impunité toujours plus grand. En Corse, ces derniers mois, plusieurs assassinats de personnes n’ayant aucun lien avec la criminalité organisée ont été commis, sans réaction de l’Etat. Le procureur général de Bastia, Jean-Jacques Fagni, déclarait en juillet que sur le territoire corse, 25 clans criminels exerçaient leurs violences sur l’île, tout en niant l’existence même du phénomène mafieux. L’injustice en Corse est le terreau d’un mal se nourrissant de ce manque flagrant, et à ce stade criminel, de volonté politique au plus haut sommet de l’Etat, mais aussi bien au niveau local.
Sur la période 2019-2021, le taux d’homicides en Corse était le plus élevé de toutes les régions de France métropolitaine, avec 0,38 homicides pour 10 000 habitants (avant la Provence avec 0,23 et l’Occitanie avec 0,16). En 2019, il y a eu 62 faits d’extorsions de fond déclarés aux services de police en Corse. En 2021, 126 kg de cannabis, 3 kg d’héroïne et 4 kg de cocaïne ont été saisis en Corse du Sud. Depuis le début de l’année, 18 règlements de comptes ont été enregistrés dans les Bouches du Rhône, touchant des victimes de plus en plus jeunes, y compris mineures. Au niveau national, « la police enregistre depuis 2017 un peu plus de 70 règlements de comptes par an qui font en moyenne une centaine de victimes. 27 affaires ont déjà été recensées pour 2022 ».
A ce stade, monsieur Darmanin, nous pouvons parler de « non-assistance à société en danger ». Nous exigeons dès à présent des actes courageux et une avancée déterminée avant un désastre annoncé. Ecoutez les enquêteurs, les magistrat.e.s, les militant.e.s antimafia. Il est plus que temps d’agir.
Des solutions existent, elles nécessitent un budget et une volonté politique forte, sans faille. A la hauteur des sacrifices de juges, policiers, journalistes, maires, avocats, militant.e.s, citoyen.ne.s, généraux ou préfets qui ont perdu la vie en Europe pour défendre une terre sans mafia. Nous n’oublions ni le juge Michel, ni le juge Renaud, assassinés en France. Et vous ?
Nous plaidons pour :
- La création d’un pôle antimafia efficace et organisé autour de magistrat.e.s spécialisés, chercheurs et enquêteurs, bénéficiant de moyens renforcés pour traiter des dossiers complexes directement liés à la délinquance financière internationale, pour éviter la dispersion des procédures
- Le jugement d’affaires de criminalité organisée par des magistrats professionnels, bénéficiant d’une meilleure expertise et d’une compréhension de ces dossiers difficiles, empêchant ainsi les pressions sur des jurés citoyens tirés au sort
- Une loi sur le délit d’association mafieuse inspirée du droit italien qui est la définition la plus claire et précise de ce phénomène
- Le renforcement de la confiscation des biens aux personnes condamnées, comme aux personnes mises en examen pour des faits liés à la criminalité organisée, frappant réellement les malfaiteurs dans leurs attributs de pouvoir
- La visibilisation des biens confisqués et leur valorisation à destination de la société civile à l’image des cartes multimédias publiées par l’Agence des biens confisqués italienne
- La protection renforcée des repentis, en leur offrant une seconde vie possible, en mettant à profit l’importance de leur témoignage afin de lutter contre les groupes mafieux. Il est nécessaire d’améliorer la prise en charge et la formation des services de justice pour bénéficier de cette parole cruciale
- La protection des journalistes et des militants antimafias face aux menaces, pressions, harcèlements judiciaires et techniques de discrédit, ainsi qu’un fond de dotation à destination des journalistes indépendants travaillant sur les dossiers de criminalité organisée pour que des enquêtes difficiles puissent être menées à bien
- Un rapport annuel sur « l’écomafia » afin de lutter contre la prédation de la délinquance environnementale (déchets, urbanisme, trafic d’espèces protégées, etc…) à l’image du travail de l’association italienne Legambiente
- L’ouverture des données publiques judiciaires (Open Data) et l’accès facilité aux décisions de justice
- Mettre au programme scolaire l’éducation à la légalité, la participation à des procès locaux du crime organisé, des sessions de formation pour les enseignants confronté à des discours de valorisation du phénomène mafieux, la création de chaires universitaires, le soutien à la recherche sur cette discipline
- Renforcer la lutte contre la délinquance financière et l’évasion fiscale en augmentant le nombres d’accord internationaux permettant une meilleure traque des capitaux occultes
- Harmoniser les lois italiennes à l’échelle européenne, qui ont fait leurs preuves depuis 30 ans. La mafia se globalisant, nous devons lutter à armes égales, les devançant dans leur adaptation aux crises
- Renforcer les contrôles sur les marchés publics et les subventions à l’échelle locale et européenne
- Responsabiliser les élu.e.s face au risque accru d’atteinte à la collectivité, comme les pratiques clientélistes
- Renforcer les services des douanes, en particulier dans les ports et aéroports, véritables portes d’entrée des trafics internationaux
Monsieur Darmanin, la question de la mafia n’a jamais occupé la scène politique française, c’est une erreur majeure : jusqu’à quand ?
Crédit photo : Robert Valette, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons